Almanach Zingaro 1984 - 2014
Au moment de feuilleter une partie de ma vie sous la forme d'un almanach, je m'interroge sur ce paradoxe qui veut que la maîtrise du temps, ressort essentiel de la construction d'un spectacle, soit, en dehors de la piste, ce qui m'échappe le plus.
Serait-ce parce qu'une vie d'artiste, par son rythme quotidien, fait obstinément de répétitions et de représentations, dans ce lieu toujours recommencé qu'est l'aire de jeu, n'est finalement qu'une succession de « mille aujourd'hui », comme le dit Rezvani quand il parle de sa vie heureuse ?
Serait-ce parce que Zingaro, par nature, est une aventure dont la raison et les rythmes n'obéissent ni aux lois de l'âge, ni à celles de l'époque ?
Si les contraintes de mon métier m'obligent à rencontrer le monde extérieur, il reste que mon rythme intérieur est celui de la piste. Là, le temps ne s'égrène pas, il tourne, à l'infini, cadran d'une montre qui ne dit rien des mois et des années, revenant sans cesse lors de chaque nouvelle création à son point de départ sans qu'apparemment rien ni personne ne vieillisse. Dès lors, dans ce cercle, ni les artistes ni les chevaux de Zingaro n'ont d'âge. Du moins, je ne le connais pas. Tous sont souvent là pour longtemps. Voilà le mot : long temps. Il est suffisant pour vivre et qualifier notre entreprise. À Zingaro, ni les hommes ni les chevaux ne sont engagés pour une durée donnée. Ici et maintenant, ils vivent leur histoire commune autant qu'ils le souhaitent, autant qu'ils le peuvent. Le temps, ici, n'est jamais un couperet, c'est un simple écrin pour créer.
Trente années de travail exigeraient que je me penche sur leur chronologie. Je le voudrais bien. Mais si de mes spectacles j'ai beaucoup de souvenirs, ils me reviennent en désordre. À la faveur d'une rencontre, d'une sensation, d'une odeur, d'une musique, d'un pays, d'un public, mais jamais à l'occasion d'une date, d'un anniversaire, jamais dans l'ordre où je les ai vécus. Du temps qui passe, je ne connais ni l'étalon ni la mesure. Comme elle le veut, ma mémoire, joueuse, associe davantage nos spectacles à des lieux : Triptyk, avec le parc Kolomenskoïe devant le public moscovite à qui nous rendions un peu de sa musique (Stravinsky) lors de notre premier voyage en Russie ; Chimère, avec New York, parce que l'alchimie artistique entre notre travail, les spectateurs et le retentissement médiatique y dépassa tout ce que nous aurions pu imaginer ; Loungta, avec Tokyo qui a vu la rencontre de nos moines tibétains avec l'âme japonaise dans ce théâtre éphémère antisismique de deux mille places construit spécialement pour nous ; Battuta, avec Istanbul qui se laissa porter et emporter par la musique des Balkans, ou avec Hong Kong et son public, habitué aux courses d'hippodrome, découvrant le théâtre équestre et ses chevaux artistes ; Calacas, avec México où pour la première fois un de nos spectacles venait à la rencontre de la culture dont il s'était inspiré ; ou encore, plus lointain, Cabaret équestre dans la carrière Boulbon, point de départ d'une aventure unique et passionnée entre le public du Festival d'Avignon et le Théâtre Zingaro.
Ce sont ces moments, souvent joyeux, parfois douloureux, toujours intenses, que l'on retrouve ici dans ces photos sans légendes. Mieux que par des dates, c'est par ces liens secrets, ces correspondances inattendues, que se tisse une mémoire. Tom Waits chante : les choses dont tu ne peux te souvenir racontent les choses que tu ne peux oublier.
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