La poétique de l'étrangeté est l'expression d'un retour au corps par lequel le roman contemporain interroge sa propre capacité à penser le monde social. Dans les oeuvres de Suzette Mayr, de Marie NDiaye et de Yoko Tawada, étudiées dans cet ouvrage, le corps apparaît comme un objet étrange, dont l'évidence naturelle ne va plus de soi. Il est caractérisé par sa malléabilité, voire par ses métamorphoses; en même temps, il porte les marques des catégories de la domination. La poétique de l'étrangeté peut être interprétée comme une traduction littéraire du tournant théorique «matérialiste queer», qui s'efforce d'analyser ensemble la dynamique du pouvoir, fondée sur la production des subjectivités, et le caractère structurel de la domination, qui repose sur des bases socio-économiques. Le corps est à la fois dénaturalisé et ressaisi comme le signe d'une histoire intersectionnelle. Il n'est pas tant l'expression d'une vérité de l'identité que la construction narrative d'un point de vue situé. C'est à partir d'un corps fictif que s'écrit une certaine perception du monde, que se redéfinissent les formes romanesques, et que se crée un usage étrange de la langue. Le dialogue entre la théorie et la fiction, qui prend source dans leur étrangeté réciproque, invite alors à imaginer la nature dénaturalisée du corps, tout comme la reconfiguration littéraire du monde social.
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