En 1980, lors d'une décade de Cerisy consacrée à Derrida, Lyotard
somme ce dernier de confronter son hégélianisme à celui d'Adorno et
de s'expliquer sur la possibilité de l'enchaînement du sens «après
Auschwitz». En 1982, lors d'une décade dédiée à Lyotard et
consacrée à la question «Comment juger ?», Derrida répond et ne
répond pas : il s'interroge sur le «pathos» de la question adornienne
de Lyotard, mais il ne se réfère pas à la Dalectique négative. Cette
querelle forme le foyer à partir duquel une analyse méthodique des
lectures et non-lectures lyotardiennes et derridiennes d'Adorno devient
possible. Avec cette étude, Michèle Cohen-Halimi invite à penser
l'histoire de la philosophie sous le signe du conflit. Derrida et Lyotard
dans leur rapport et non-rapport philosophique mutuel comme dans
leur relation contrastée à la Dialectique négative se font, à leur insu, les
historiens d'un temps de la pensée qui est encore le nôtre. Car toute
une part de notre contemporanéité philosophique procède de cette
non-réception de la Dialectique négative et apparaît sous trois traits caractéristiques
:
- Lyotard a traduit l'innommable adornien par l'imphrasable puis par la
phrase-affect ; cette traduction toujours plus affine du régime kantien
de définition de l'irreprésentable a fini par produire une «esthétisation»
de l'innommable adornien. L'alternative philosophique est ainsi
devenue : soit (Adorno) dire l'incommensurable d'Auschwitz et le dire
de telle sorte qu'il soit dit, soit (Lyotard) dire cet incommensurable pour
que seule soit dite sa non-dicibilité, et qu'il ne soit pas dit. Pour Adorno,
c'est la possibilité de dire l'impossibilité qu'il faut pousser et non
l'impossibilité de dire qu'il faut formuler.
- Le second trait est corrélatif du premier : l'antinomie française
Kant/Hegel a été le dispositif opératoire le plus récurrent dans la
querelle de Cerisy, l'investissement anti-hégélien d'une certaine
tradition hétérologique française s'y est montré agissant.
- L'«irreprésentable», l'«intraitable» se sont traduits dans le vocable
«Juif», et ont constitué ce vocable en synonyme de la différence
de toutes les différences ou différence exemplaire. Derrida s'est
singularisé par sa mise en garde contre l'exemplarité juive, mais cette
problématisation nuancée s'est étrangement maintenue à grande
distance de la question soulevée par la Dialectique négative : comment la
métaphysique pourrait-elle ne pas avoir été entamée, affectée,
bouleversée, par la barbarie ?