Réduit au silence dès la fin des années vingt, mais épargné par la terreur stalinienne, Mikhail Boulgakov (1891-1940) est l'auteur d'une œuvre immense, dont la plus grande partie resta inédite de son vivant. Découverts plus d'un quart de siècle après sa mort, ses romans ont désormais leur place parmi les classiques de la littérature russe, et Le Maître et Marguerite, son chef-d'œuvre, est devenu un livre-culte.
Dès La Garde blanche, qui raconte la chute de Kiev, le 14 décembre 1918, Boulgakov assigne à la littérature la tâche de maintenir envers et contre tout la cohésion d'un univers menacé par le cataclysme de la révolution. Telle sera, à partir de La Vie de monsieur de Molière et du Roman théâtral, la vocation de ses héros, écrivains maudits, victimes d'un pouvoir implacable. Parcourue par des airs d'opéras, émaillée de réminiscences littéraires, graves ou parodiques, animée par la magie du théâtre, l'œuvre romanesque de Boulgakov est nourrie d'une longue tradition, à commencer par celle de Hoffmann et de Gogol, ses grands maîtres.
Comme ces bâtisseurs qui réutilisaient les pierres de temples détruits, Boulgakov construit, avec des fragments de l'ancienne culture, un édifice original, où se côtoient créateurs et tyrans, vampires et bureaucrates, personnages bibliques et poètes prolétariens, et où les fêtes de Versailles préfigurent le grand bal chez Satan. Le rêve, le fantastique, l'irrationnel sont là pour dire l'indicible oppression d'un pouvoir totalitaire, la sourde angoisse d'une violence aveugle que seule peut conjurer, dans un éclat de rire libérateur, la jubilation de l'écriture.
Laure Troubetzkoy Maître de conférences à l'université de Paris IV Marianne Gourg Maître de conférences à l'université de Paris VIII
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