Tout le monde a en tête ce fameux adage de Charles Péguy, lequel redoutait que la mystique se dégrade en politique. On a commémoré l’année dernière le centenaire de sa mort : le moins qu’on puisse dire est que cet anniversaire a montré combien Péguy demeurait présent dans les esprits. Mieux qu’un simple anniversaire, ce rendez-vous a été aussi une façon de vérifier comme l’auteur de Notre jeunesse figure un interlocuteur majeur pour notre aujourd’hui. Pierre Emmanuel, que cite ici Patrick Kéchichian, disait de lui : « Quand on l’appelle, il répond. » Le colloque « Pensée de Péguy » de mai 2014, organisé conjointement par Benoît Chantre, Camille Riquier et Frédéric Worms à l’École normale supérieure et à l’Institut catholique de Paris, a permis de constater aussi bien que Péguy répondait toujours présent. Et qu’il y avait du monde au bout du fil. Tous les écrivains ne peuvent pas en dire autant.Que dirait Péguy de notre monde divisé comme jamais entre le radicalisme intégriste et l’à quoi bon affairiste qui gangrène notre société politique ? C’est le thème de ce premier numéro des Deux Mondes de l’année 2015. Le djihadisme coupeur de têtes semble une réplique à l’envers du cynisme mou des esprits prétendus éclairés, lit de rêve pour le populisme ravageur. Tout est dégradé, d’un pôle à l’autre : le radicalisme religieux emporte avec lui ce qui constitue pourtant l’essence d’une spiritualité, une ouverture à la transcendance. Le spirituel sert de manche à la cognée, exactement comme dans toutes les grandes opérations du totalitarisme. On s’en rend compte ici à la lecture de l’entretien passionnant avec le père Ponchaud, qui fut l’un des tout premiers à avertir le monde de la folie des Khmers rouges. Devant cela, la petite politique manœuvrière, à peine digne des médiocrités de la IVe République, ne paraît pas en mesure de tenir un discours fort. Elle n’en a pas la force.La réplique, la vraie réplique spirituelle que l’Europe pourrait et devrait donner, on l’attend, on la cherche. Le pape François s’en est ému naguère à la tribune de l’Union européenne. Mais pour que l’Europe se réveille de son marasme, de sa lourdeur pachydermique, il faudrait qu’elle se ressaisisse de son héritage, qu’elle ne le craigne pas comme une ombre maudite, dont il faudrait se défier. C’est là où Péguy reste un formidable interlocuteur. Non pas tant pour alimenter on ne sait quelle nostalgie d’une communauté à l’abri de la turpitude moderne, mais pour redonner le goût d’être ce que nous sommes, fils d’une Europe spirituelle, capable aussi bien de douter que de construire. Il n’y a qu’en Europe que l’on peut à la fois « suspendre le jugement moral » (pour parler comme Kundera) et affirmer haut des valeurs sans lesquelles il n’est pas de société digne de ce nom.
Bonne lecture,
La rédaction
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