La philosophie se pose souvent à elle-même la question de sa définition.
Mais nous ne savons rien, ou presque, de ses manières de faire au jour
le jour. Les philosophes aiment en effet à cacher les pistes, tenir secrètes
les hésitations et gommer les ratures. Et nous sommes moins curieux des
documents de leur travail que de ceux des écrivains, considérant que
journaux, brouillons ou correspondances sont déjà de la littérature, pas
encore de la philosophie.
Il est bien sûr quelques exceptions, tels les fragments posthumes de
Nietzsche, le dossier du Livre des passages de Walter Benjamin, les
carnets de Wittgenstein. Mais c'est peu pour tenter de relier le visible et
l'invisible, les idées et les intuitions.
Récemment publié, le Journal de pensée d'Hannah Arendt offre de
quoi surprendre quiconque est familier de son oeuvre comme le lecteur
en quête d'une réponse à la question : qu'appelle-t-on philosopher ? Il
illustre admirablement une pratique, un style, un ethos de la pensée.
Arendt est demeurée rétive aux programmes de la philosophie, préférant
s'adonner à ce qu'elle nommait «pensée libre». Ses exercices quotidiens
doivent beaucoup à la fréquentation des livres classiques, qu'elle cite et
commente «pour avoir des témoins, également des amis». Nous y voyons
des idées qui surgissent d'un mot noté au hasard des lectures, se déploient
en ligne droite ou bifurquent, s'agencent en tables de catégories, trouvent
enfin la forme d'un article ou d'un livre. Mais nous y découvrons aussi des
chemins qui ne mènent nulle part et les raisons de quelques échecs.
Séjournant dans l'antichambre des livres, serons-nous tentés, pour
finir, de donner raison à Kant et dire à sa suite que «le philosophe n'est
qu'une idée» ?
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