«Si l'on me donnait le choix entre une mauvaise dent et une mauvaise
conscience, je choisirais sans hésiter la mauvaise conscience» se serait
écrié Heinrich Heine après s'être fait arracher une dent... Ce n'est pas
un hasard si, en plein coeur du XIXe siècle, la découverte de l'anesthésie
fut le fruit du travail acharné de dentistes (Wells, Morton). Leur
discipline n'avait sans doute pas à charrier l'immense cortège de
valeurs et de significations accolées à la douleur : manifestation de
la punition divine, participation de chacun à la passion du Christ,
prise de conscience des limites du corps, symptôme utile qui guide
la main du chirurgien, etc. Ainsi, parce qu'elle était inéluctable, la
douleur est toujours apparue comme nécessaire voire précieuse. C'est
à cette inférence de fortune que mit fin l'anesthésie. Devenue
contingente, quelle signification nouvelle fallait-il accorder à la
douleur ? Que nous apprenait son absurdité enfin dévoilée sur notre
présence au monde ? Paradoxalement, loin de s'éclipser, la douleur
n'a fait que proliférer du XIXe au XXe siècle. Dans la quotidienneté du
travail à l'usine, dans les blessures de guerre, dans chaque instant de
la vie concentrationnaire, la douleur semble avoir constitué le régime
normal de l'homme moderne. En retraçant l'évolution des discours
philosophiques, historiques, littéraires et médicaux sur la douleur, il
apparaît invariablement qu'en filigrane, c'est toujours notre conception
même de l'humain qui est en jeu.
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