Les «intellectuels» sont nés au moment de l'affaire Dreyfus et le
néologisme désignait à l'origine une avant-garde culturelle et politique
qui osait défier la raison d'Etat. Pourtant ce mot, qui aurait dû disparaître
après la résolution de cette crise politique, s'est perpétué, tantôt
pour désigner un groupe social, tantôt pour qualifier une manière
d'envisager le monde social au nom des valeurs universelles allant
contre les hiérarchies établies. Pour comprendre le paradoxe d'un
événement qui structure durablement la vie sociale, culturelle et
politique, il fallait montrer comment la crise des représentations anciennes,
le nouvel état du champ intellectuel, et en particulier l'expansion
sans précédent des professions intellectuelles, et le vide laissé par
la crise des classes dirigeantes traditionnelles ou des nouvelles élites
républicaines ont créé les conditions favorables à l'affirmation collective
des «intellectuels». Et il fallait aussi expliquer les raisons pour
lesquelles les avant-gardes littéraire ou universitaire, traditionnellement
à l'écart de l'engagement, se sont progressivement rapprochées
des avant-gardes politiques et ont mis au point les nouvelles manières
d'intervenir dans le champ du pouvoir, en dehors des voies de la
politique classique, qui sont inséparables de l'émergence des «intellectuels»
pendant l'affaire Dreyfus. La lecture méthodique des pétitions
d'intellectuels conduit à renouveler l'interprétation de ce moment
essentiel de la Troisième République et à proposer un modèle de
compréhension des rapports que les différents groupes d'intellectuels
ont entretenu avec la politique. Ce modèle qui peut sans doute
s'appliquer à d'autres crises du XIXe siècle, ne fait que mieux ressortir
la singularité des intellectuels français au sein de l'Europe culturelle.
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