La question paraît aujourd'hui grossière, elle n'a pourtant toujours
pas reçu de réponse : qu'est-ce qui habilite un homme ou une femme à
«enseigner» à un autre être humain, où réside la source de l'autorité ?
L'enseignement authentique est le dévoilement d'un Logos révélé,
diront les uns : c'est le modèle du maître qui enseigne la Torah, explique
le Coran ou commente le Nouveau Testament. Au contraire, argueront
d'autres, l'enseignement passe par la seule vertu de l'exemple : Socrate et
les saints enseignent en existant. L'enseignement est un rapport de force,
une forme de violence, protesteront les troisièmes : le maître possède un
pouvoir psychologique, social et physique dont Ionesco fait la satire dans
La Leçon.
C'est compter sans les refus d'enseigner, faute de destinataire jugé par
le maître digne de son héritage. Les exemples abondent dans l'histoire de
la tradition alchimique et kabbalistique, ou bien de la philosophie. Puis il
y a les pertes, les disparitions par accident, voire les auto-illusions -
Fermat avait-il résolu son propre théorème ? Que sont devenus les textes
d'Aristote sur la comédie, les recettes de fabrication de certains pigments
de Van Eyck, les manières de jouer des triples points d'orgue que
Paganini refusait d'enseigner ?
Par-delà une réflexion qu'inspirent nombre de témoignages religieux,
philosophiques, littéraires et scientifiques, George Steiner, au terme de sa
carrière d'enseignant, laisse son lecteur se risquer à conclure : la seule
réponse qui vaille n'est-elle pas la question de savoir s'il existe quelque
chose à transmettre, sinon un premier éveil, une aurore de l'intelligence ?
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