Rainer Maria Rilke évoque ainsi l'admiration qu'il voue à son prestigieux aîné Richard Beer-Hofmann (Vienne, 1866 - New York, 1945), en particulier à sa « Berceuse pour Miryam » : « Si j'ai admiré au plus haut point la "Berceuse" dès la première lecture (lors de sa parution, magnifique, dans les pages de la revue Pan), il me fut également permis au cours des années qui suivirent (car je la savais par coeur) de lui gagner d'autres admirateurs inconditionnels » (lettre à I. Blumenthal-Weiss, 25 avril 1922).
Moins célébré aujourd'hui que ses amis Schnitzler et Hofmannsthal avec qui il forma pourtant un trio littéraire, Beer-Hofmann fut l'une des principales figures de la « Jeune Vienne » dans ces années où la capitale de la Mitteleuropa incarna dans tous les domaines le renouveau de la culture européenne. Il est le représentant de toute une classe d'Européens dont les idées circulaient par-delà les frontières des États et des langues tant ils étaient devenus, en dépit de la menace
omniprésente des régressions nationalistes, citoyens du monde. La disparition de cette classe d'« Européens de l'esprit » a sans doute été l'une des difficultés majeures rencontrées par l'oeuvre de Beer-Hofmann au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors qu'elle méritait de figurer parmi les oeuvres essentielles.
À la fois dramaturge, poète, romancier, essayiste, Beer-Hofmann dépasse les catégories habituelles. Pour lui, le poète est « maître et serviteur des ombres » qu'il nourrit de son propre sang : « Le poète, écrit-il, donne un nom à une partie de l'éternel flux sans nom, il le détache du temps infini et de l'espace infini pour le poser dans la sphère de cristal close et flottante d'une existence qu'il doit créer. » Immense était, en effet, le défi lancé au poète par une époque où le chaos menaçait de tous côtés : « Les élus de Dieu, note-t-il en juillet 1933, reçoivent un monde amer et sans espoir, et - pour retourner le couteau dans la plaie - Dieu leur donne une connaissance de la douleur du monde plus profonde qu'aux autres - et calmement, comme si cela lui était dû, Dieu reçoit d'eux [...] un monde de poètes - malgré tout -
plein d'espoir, un espoir pour lequel il n'y a guère de place dans ce monde, le sien. » Écrirait-il bien autre chose aujourd'hui ?
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