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L'air n'est-il pas le tout de notre habiter en tant que mortels ? Y
a-t-il un demeurer plus vaste, plus spacieux, et même généralement
plus paisible que celui de l'air ? L'homme peut-il vivre ailleurs que
dans l'air ? Ni dans la terre ni dans le feu ni dans l'eau, il n'y a
un habiter possible pour lui. Aucun autre élément ne peut lui tenir
lieu de lieu. Aucun autre élément ne porte avec lui, ou ne se laisse
traverser par lumière et ombre, voix ou silence. Aucun autre élément
n'est à ce point l'ouvert même - sans nécessité d'ouverture ou
réouverture pour qui n'aurait pas oublié sa nature. Aucun autre élément
n'est aussi léger, libre, et sur le mode d'un «il y a» permanent
disponible.
Aucun autre élément n'est ainsi l'espace avant toute localisation, et un
substrat à la fois immobile et mobile, permanent et fluent, où de
multiples découpages temporels restent toujours des possibles. Aucun
autre élément n'est, sans doute, aussi originairement constituant du
tout du monde sans que cette originalité s'achève jamais en un premier
temps, une primauté simple, une autarcie, une autonomie, une
propriété unique ni exclusive...
Cet élément, irréductiblement constitutif du tout, ne s'impose ni à la
perception ni à la connaissance. Toujours là, il se laisse oublier.
Lieu de toute présence et absence ? Pas de présence sans air. Mais
l'air n'ayant jamais lieu sur le mode de l'«entrée en présence» -
sauf dans le vent ? ou le souffle ? -, le philosophe peut penser qu'il
n'y a là qu'absence quand aucun étant ni aucune chose ne viennent à
sa rencontre dans l'air.
La fondamentale déréliction de notre époque pourrait s'interpréter
comme négligence de cet élément indispensable à la vie en toutes ses
manifestations : des plus végétales et animales aux plus sublimes.
Ce que nous rappelleraient sciences et techniques dans le risque d'une
polémique radicale : celui de la destruction de l'univers par la désintégration
de l'atome, ou son utilisation à des fins qui submergent nos
pouvoirs de mortels.
Luce Irigaray.
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