Les yeux d'Anna

Rachid : « A mes yeux. Mes yeux vairons. Mes yeux de boue et de sang mêlés. Mes yeux marron et gris perlé. Qui vous font peur paraît-il. Mes yeux colère injectés de sang. Laissez-moi passer. Regardez-moi si vous voulez mais laissez-moi partir. Regardez mes mains. Ecorchées. Je suis tombée dans l'escalier. Qui m'a poussée ? Regardez ma bouche. Regardez ma poitrine. Mon nombril. Le piercing que vous n'aviez jamais vu. Regardez mon sexe. Puisque vous le voulez. Regardez mes cuisses. Mes genoux. La boue qui coule jusqu'à mes pieds. Vous ne m'avez jamais vue. Nue. » C'est Anna qui parle. Moi ils m'ont enfermé.

[...]

Monique (frappe à la porte) : Anna tu es là ? C'est moi. Ouvre. Rachid m'a dit pour tout à l'heure. Ouvre-moi ma chérie. Je comprends ce que tu ressens tu sais. Allez Anna s'il te plaît. Je suis ta mère je peux t'aider. Oublie-les ces imbéciles. Même s'ils t'ont fait du mal.

Anna est une jeune fille surdouée. Son inadaptation est criante et son regard insupportable : elle a les yeux vairons ! Au lycée, on lui reproche sa différence et, peu à peu, elle est rejetée par le groupe.

C'est dans la cour, devant l'ensemble des élèves, que l'impensable va arriver... Anna rentre chez elle meurtrie et s'enferme dans sa chambre, refusant désormais tout contact avec le monde. Les parents, bouleversés et impuissants, passent la soirée à la porte de leur fille...

Cela pourrait être un fait divers, mais j'ai voulu transcender par la langue cette pièce qui traite de la différence et de la liberté. En toile de fond, il y a ce heurt schizophrène entre l'étalage obscène des corps et le repli frileux orchestré par des religions toutes puissantes. Ce choc fait le lit de l'obscurantisme et ouvre la voie aux pires débordements. Une question lancinante m'a accompagné sur le chemin de l'écriture : qui sont les sorcières du XXI^e siècle ?


Luc Tartar