Étrange époque que la nôtre où produire, produire n’importe quoi et le plus possible est devenu l’idéal suprême. D’un bout de la terre à l’autre, tous les pays n’ont d’autre but que d’augmenter leurs échanges sous les espèces du poids, de l’or et du papier-monnaie. C’est à celui qui remuera le plus grand nombre de tonnes qu’est donné, en fait, le gouvernement du monde. Vertu merveilleuse des statistiques, signes de la foi nouvelle, devant lesquels se prosterne, abandonnant tout jugement, l’homme moderne. Trois chiffres symbolisent une nation : le nombre de sa population, l’étendue de son terrain, l’intensité de son trafic. Et c’est ce catéchisme géographique que l’on enseigne aux enfants. Cependant, du haut de sa tribune populaire, Mussolini parle aux foules de la « production » dans les mêmes termes que Lénine. Et chacun, dans sa boutique, pense que si le commerce « va », cela signifie que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ». On prend des mesures prophylactiques contre l’oisiveté, épidémie contagieuse.
La civilisation repose cependant tout entière sur l’activité désintéressée de quelques hommes, savants ou penseurs. Mais ceux-ci vivent isolés et négligés. Ils ont dans la société une place extrêmement curieuse : on veut bien reconnaître le caractère exceptionnel de leur génie, mais les lois s’appuient justement sur ce fait pour les placer dans une situation spéciale, où ils n’ont aucune protection. Ils ressemblent à ces Juifs et à ces pérégrins de jadis qui n’avaient pas de droits, mais à qui incombaient cependant tous les devoirs du citoyen.
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