Thomas De Quincey n’aima personne autant que Coleridge, mais révéla les manies de son poète préféré avec volupté. Il adora Wordsworth, et en trois pages d’extase il montre le grand homme coupant un beau livre avec un couteau souillé de beurre. Mais parmi les héros de Thomas De Quincey, sans contredit le premier fut Kant. De Quincey considère que jamais l’intelligence humaine ne s’éleva au point qu’elle atteignit en Emmanuel Kant. Et pourtant l’intelligence humaine, même à ce point, n’est pas divine. Non seulement elle est mortelle mais, chose affreuse, elle peut décroître, vieillir, se décrépir. Et peut-être De Quincey éprouve-t-il encore plus d’affection pour cette suprême lueur, au moment où elle vacille. Il suit ses palpitations. Il note l’heure où Kant cessa de pouvoir créer des idées générales et ordonna faussement les faits de la nature. Il marque la minute où sa mémoire défaillit. Il inscrit la seconde où sa faculté de reconnaissance s’éteignit. Et parallèlement il peint les tableaux successifs de sa déchéance physique, jusqu’à l’agonie, jusqu’aux soubresauts du râle, jusqu’à la dernière étincelle de conscience, jusqu’au hoquet final. Ce journal des derniers moments de Kant est composé au moyen des détails que De Quincey tira des mémoires de Wasianski, de Borowski, et de Jachmann, publiés à Königsberg en 1804, année où Kant mourut; mais il employa aussi d’autres sources. Tout cela est fictivement groupé dans un seul récit, attribué à Wasianski. En réalité l’oeuvre est uniquement, ligne à ligne, l’oeuvre de De Quincey: par un artifice admirable, et consacré par DeFoë dans son immortel "Journal de la Peste de Londres", De Quincey s’est révélé, lui aussi, «faussaire de la nature», et a scellé son invention du sceau contrefait de la réalité. — Marcel Schwob.
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