Dans quelle mesure existe-t-il une littérature
anarchiste, durant l'apogée intellectuel
et social que vécut le mouvement
libertaire dans la première époque de la
IIIe République, passée la proscription des
communalistes ? Quelles en sont les thématiques,
les problématiques, les contradictions
? En abordant ces questions, l'auteure
fait ressortir une face méconnue, occultée,
de la fin du XIXe siècle.
Au lieu d'une minorité circonscrite et négligée,
nous rencontrons, dans le cours d'un
mouvement à la fois politique, esthétique et
philosophique, une pléiade d'individualités
passionnées, sarcastiques, utopistes, irrévérencieuses,
graves, dont les apports multiples
dialoguent avec les artistes sinon plus
avancés, du moins notoires, de leur temps.
Leurs rencontres avec les milieux naturaliste
et symboliste, non dénuées d'ambiguïté et
d'incompréhension mutuelles, constituent
cependant un moment fructueux et spécifique
de l'histoire littéraire.
L'influence des recherches et des publications
anarchistes s'étend bien au-delà
de leur participation, primordiale, à la
défense du capitaine Dreyfus. Les luttes
sociales (grèves, manifestations) et individuelles
(propagande par le fait, entre autres
dans sa pratique «terroriste» qui est la plus
célèbre) sous-tendent une critique multiforme
de la société bourgeoise et de l'État.
Avoir dégagé l'interaction entre ces deux
piliers de la civilisation dominante permit,
peut-être à la façon d'un levier, des avancées
et des anticipations dont beaucoup ne se
sont popularisées qu'un siècle plus tard.
La scission inhérente à la représentation
civile, l'illusionnisme de l'économie
capitaliste, le conformisme de l'art académique
et la nécessité d'un «art social», la
duplicité des idéaux républicains, les enjeux
d'une écriture véridique de l'Histoire et de
ses déchirements (telle la Commune de
Paris), les entraves éducatives à un épanouissement
individuel, y compris dans les
rapports amoureux - ces thèmes ont alors
été abordés, expérimentés, discutés. Ce
creuset libertaire initia ainsi un long processus
de dissolution progressive des modèles
moralistes et culturels de l'assujettissement.
Il exercera une influence directe sur les
mouvements d'avant-garde artistique du
siècle suivant (futurisme, dada, surréalisme,
et au-delà...) et plus diffuse jusque dans
l'après-1968.
La présente évocation - à la fois chronique,
commentaire, analyse d'oeuvres clefs
- montre les thèmes de cette tendance
s'entrecroiser selon différents points de vue
(culturels, théoriques, politiques, «esthétiques»,
individualistes).
Ses auteurs (Jules Vallès, Louise Michel,
Georges Darien, Charles Malato, Émile Pouget,
Bernard Lazare, Mécislas Golberg,
Séverine, André Léo, Octave Mirbeau, Jean
Grave, Sébastien Faure, Georges Eekhoud,
Zo d'Axa, Han Ryner...) polémiquent,
innovent, défrichent les chemins d'une transition
entre, d'une part, la lutte sociale contre
la misère économique et, d'autre part, la subversion
de la totalité des conditions et des
moeurs qui traduisent et reproduisent cette
misère. Longtemps bannie, contournée par
la culture institutionnelle, une époque charnière
reparaît dans son ampleur et sa créativité,
grâce à un livre-somme qui est une
contribution essentielle à son histoire.
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