Que la politique soit en proie aux " passions ", tout le monde l'accordera sans la moindre difficulté. Autrement malaisé serait de faire entendre qu'elle ne connaît que cela, que les affects sont son étoffe même. La politique n'est-elle pas aussi affaire d'idées et d'arguments, protestera-t-on, et les " passions " ne sont-elles pas finalement que distorsion de cet idéal d'une politique discursive rationnelle ?
Le point de vue spinoziste bouscule ces fausses évidences, en soustrayant la catégorie d'" affect " à ses usages de sens commun – les " émotions " – pour en faire le concept le plus général de l'effet que les hommes produisent les uns sur les autres : ils s'affectent mutuellement. Il n'y a alors plus aucune antinomie entre les " idées " et les affects. On émet bien des idées pour faire quelque chose à quelqu'un – pour l'affecter. Et, réciproquement, les idées, spécialement les idées politiques, ne nous font quelque chose que si elles sont accompagnées d'affects. Autrement, elles nous laissent indifférents. En " temps ordinaires " comme dans les moments de soulèvement, la politique, idées comprises, est alors un grand jeu d'affects collectifs. Et pour tous ceux qui y interviennent, elle est un ars affectandi.
Frédéric Lordon est directeur de recherche en philosophie au CNRS.
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