Rien dans notre monde ne peut se produire, nous dit Leibniz, s’il ne se trouve une raison suffisante permettant de l’expliquer. Indissociablement logique et épistémologique, ce principe affirme que tout ce que nous pouvons dire de vrai à propos de notre monde doit, au moins en droit, pouvoir être justifié par une raison, et que toutes nos connaissances reposent donc sur la possibilité de telles justifications. En posant que rien ne permet de prouver que notre monde est a priori mystérieux, il nous invite à chercher à le connaître de la manière la plus précise et la plus rigoureuse possible. Cet optimisme épistémique a longtemps été associé à une sorte de cartésianisme triomphant et dominateur, tributaire d’une vision du monde dans laquelle l’homme pouvait encore nourrir l’illusion de devenir un jour maître et possesseur de la nature, grâce à l’application systématique de ses connaissances. Le principe de raison suffisante devrait ainsi être compris comme une tentative, évidemment vouée à l’échec, d’ajuster la diversité, la complexité et les contradictions du monde à cet outil ô combien limité, imparfait et inapproprié que serait la raison humaine. Les trois textes qui suivent tendent tous à montrer, à partir de questionnements spécifiques, qu’une lecture de ce genre repose sur des présupposés profondément dogmatiques, et ce, même si elle est devenue, au fil du temps, tellement évidente aux yeux de la plupart des commentateurs qu’elle constitue une sorte de présupposé partagé aussi bien par les détracteurs de Leibniz que par ceux qui reconnaissent son héritage rationaliste. À rebours de la figure inquisitoriale esquissée de lui par Heidegger, Leibniz n’a cessé d’insister sur toutes les procédures permettant, en l’absence de raisons pleinement suffisantes, d’étayer nos connaissances sur des raisons partielles, conjecturales ou hypothétiques, sans que cela doive nous conduire, évidemment, à en rabattre le moins du monde sur notre conception ordinaire de la vérité et sur le fait qu’elle repose à nos yeux sur le principe de raison suffisante. Ici encore, on ne peut que s’étonner de l’absence complète de commentaire, chez Heidegger, de cet aspect tout à fait essentiel de la doctrine leibnizienne. Il est tout aussi difficile de comprendre pourquoi le même Heidegger s’est acharné à donner du principe de raison une interprétation calculatoire, quand Leibniz réserve très explicitement la possibilité de calculs formels à un type de données spécifiques, qui réduit considérablement la portée des objections heideggériennes.
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