La vocation du roman est de donner à penser. Prodigue en
détails qui laissent songeur, il en dit à la fois trop et trop peu :
il esquisse et esquive la pensée. Son langage consiste en idées
esthétiques, non en concepts : suggestives, impossibles à circonscrire,
comme ouvertes sur l'incertain. La fiction se méfie
du discours de la vérité.
Le XIXe siècle français représente de ce point de vue un tournant
dans l'histoire du genre, le moment où se manifeste son
essence : le romancier, bon gré mal gré, renonce à la pensée
catégorique. Alors que, dans un tourbillon d'idéologies en
concurrence, s'édifie le monde nouveau de la société démocratique,
le roman explore «le présent qui marche», comme
dit Balzac. Il s'interroge sur la place de l'homme dans cette
société mouvante, sur ses désirs et ses angoisses. Pour ce faire,
il se renouvelle lui-même : apparaissent le roman intime, le
roman historique, le roman réaliste. Face au discours spécialisé
du savant, du psychologue, du sociologue, de l'historien (de
Maine de Biran, de Tocqueville, de Michelet, par exemple), le
romancier se pose en «docteur ès sciences sociales», cherchant
à saisir le réel dans sa complexité - et avouant sa perplexité. Le
roman donne à penser, mais ne prétend plus instruire. Tel est
le paradoxe de la pensée romanesque : à la fois prolixe et
sceptique.
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