Dans le lotissement El Tomillar, sur les hauteurs de Madrid, des "couples d'amis" boivent des cocktails tout en échangeant les derniers commérages.
Ex-militants communistes, reconvertis en puissants bourgeois de la transition espagnole – il y a là un écrivain primé, une libraire charismatique, un dignitaire du psoe, une photographe et Luis Lamana, alias le Gros, ex-leader du groupe, qui revient tout juste des États-Unis mince, millionnaire et marié à une femme fascinante –, ils ont fondé des familles et remisé leurs utopies. Comme tout le monde.
Johnny, rejeton lucide cette génération, écrivain de romans d'espionnage, cherche son père sur les photos d'époque, et enquête sans trop de conviction sur le meurtre jamais résolu d'un de ses amis d'enfance. Avec quelques maigres éléments – un livre de comptes, un Llama m82, le relevé d'une partie d'échecs – et une acidité qui n'exclut pas la tendresse, il réécrit le passé, déboulonne les mythes et tire à boulets rouges sur cette petite société abonnée aux hypocrisies et aux renoncements.
Rafael Reig est un narrateur impitoyable, qui adore manipuler ses personnages, quitte à les entrechoquer cruellement. Cynique et pince-sans-rire, il convoque un à un ses personnages au tribunal de l'histoire selon une mécanique précise de galerie des glaces – superposition des époques, vertige des destins individuels, puissance de l'ellipse.
Ce qui pourrait n'être que le portrait au vitriol doublé d'un règlement de comptes générationnel devient, par la force des personnages, la vigueur du style, le brio des intrigues emboîtées, une histoire universelle : peut-on vraiment demander des comptes à chaque génération ? Qui est coupable, dans l'histoire ?
Le jeu d'échecs porte bien son nom, on y obéit à des règles qu'on n'a pas choisies, contre des adversaires de hasard, et comme dans la vie, vainqueur ou perdant, on est assuré d'y laisser des plumes.
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