Dans l'oeuvre imposante que représentent les
Commentaires sur la Secunda secundae de Thomas
d'Aquin consacrés à la loi, Vitoria (1483-1546)
retrouverait par anticipation la célèbre et percutante phrase
d'ouverture de la Théorie de la justice (1971) de John Rawls : «La
justice est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des
systèmes de pensée». En effet, le fondateur de l'École de Salamanque
rappelle au moment même où il définit l'homme en tant qu'animal
politique, qu'aucune société n'est en mesure de continuer à exister
en faisant l'économie d'une réflexion sur ce qu'elle comprend par
juste ou injuste. Cette interrogation s'avère d'autant plus nécessaire
que toute société envisagée dans la perspective de sa fonction
distributive, se heurte au problème retors que constitue par exemple
l'inévitable exigence de répartition et de restitution à tout un
chacun de ce qui lui revient.
Par la médiation du droit et de la loi, le juste apparaît progressivement
aux hommes comme un prédicat universel s'attribuant
«à plusieurs sujets qui diffèrent par leur être» (Thomas d'Aquin) ; il
dispose l'homme par la lumière de la raison à rendre effectif son
processus d'unification intérieure et à accomplir, par là même,
l'humanisation en chacun dans le but implicite de s'opposer à la
barbarie. La disposition à être et à agir avec autrui que crée la justice
participe à conformer la pratique sociale aux impératifs de la droite
raison ; la relation sociale et politique avec autrui se trouve ainsi
progressivement imprégnée de rationalité et de mesure, sans
lesquelles l'accès à la culture ne peut éthiquement aboutir. La justice
a ainsi le pouvoir de modifier l'être de l'homme dans son rapport
avec autrui, à savoir en ce qui concerne les pratiques, les institutions
et la manière de vivre ensemble, tout comme la représentation que
l'homme est en mesure de se faire de lui-même.
Jean-Paul Coujou
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