Tout paraît commencer avec la fameuse Distinction XL, canon 6, du Décret de Gratien
(vers 1140) : «Le pape n'est jugé par personne, sauf s'il dévie de la foi.» L'incise, en apparence
anodine, ouvrira, vers la fin du Moyen Âge, comme une brèche dans l'édifice doctrinal de la monarchie
pontificale. Et l'histoire du «pape hérétique», à première vue circonscrite, autorisera une investigation
théorique au long cours et de grande ampleur sur le statut constitutionnel des exceptions. Une
aventure qui a quelque chose à voir avec la réversibilité et le renversement, mouvements essentiels
en théologie comme dans l'histoire des idées.
Les réflexions et les pratiques relatives au «pouvoir descendant» dans l'Église, régulièrement
réduites à quelques stéréotypes, sont pourtant connues pour avoir rayonné jusque dans les sphères
séculières, où les monarques trouvèrent à leur goût tant les sandales de l'empereur que les mules du
pape. Le style «musclé» d'une domination pontificale sans grand partage, d'inspiration grégorienne,
s'appuyait, autant que sur diverses interprétations des Écritures, sur la digestion progressive, par
l'Église elle-même, d'un modèle romano-canonique du pouvoir hérité de l'Empire romain et refaçonné
par la théologie chrétienne. Sous le «pontificalisme» qui favorisa sans doute l'édification des
absolutismes monarchiques a pourtant toujours oeuvré, parfois en sourdine, une autre conception
du pouvoir. D'une remarquable sophistication juridique et casuistique, elle encouragea, au sein des
différentes communautés ecclésiastiques (des plus modestes ordres réguliers jusqu'à la puissante
Église de Rome), une approche participative visant à instituer un pouvoir encadré hic et nunc. Sans
être à proprement parler modernes (comment auraient-ils pu l'être et que pourrait bien signifier une
telle revendication ?), de nombreux discours, en particulier entre le XIIe et le XVIe siècle, repensèrent les
métaphores du corps mystique de l'Église et de l'État, à partir d'une logique redéfinissant les places
respectives des différents acteurs de l'Église dans la gestion des affaires communes.
Au seuil de l'époque moderne, la crise majeure que représenta l'épisode, à la périodisation
discutée, du Grand Schisme (1378-1441), pendant laquelle la légitimité des pontifes fut fragilisée,
sera l'occasion d'une singulière «remise à plat» de l'ecclésiologie. S'inspirant lui aussi, encore
que différemment, des Écritures, de règles traditionnelles dans l'Église mais également d'anciennes
conceptions séculières du pouvoir, le conciliarisme (qu'il se rattache au courant de la réforme de
l'Église, à un curialisme de type oligarchique ou à l'idée d'une supériorité de l'assemblée sur le pape)
proposera alors une version tout à la fois classique et originale (à plus d'un titre) du gouvernement
des affaires humaines ainsi qu'un nouvel horizon de légitimité pour les princes. Ce mouvement de
pensée s'épanouira à travers des oeuvres qui, chez les néo-conciliaristes, au début du XVIe siècle,
en généraliseront les soubassements comme les implications : conflits d'interprétation autour
de la parole d'un Absent, fusion du corps mystique et des logiques corporatives au profit d'une
assemblée proclamée légitime parce que représentant l'Église tout entière, problématiques électives
et délibératives, droit de résistance aux ordres injustes, encadrement et limitation d'un pouvoir
monarchique qui mènera en effet à la déposition de quelques pontifes récalcitrants aux ordres de
l'Église... S'échafaudent alors certains «modèles ecclésio-politiques» du pouvoir, protéiformes,
intéressant tout autant la science politique que le droit constitutionnel.
Cette histoire, où s'entrelacent l'ancien et le moderne, est notamment celle de l'influence,
longtemps sous-estimée, de l'expérience ecclésiastique lato sensu sur les conceptions séculières
du pouvoir limité. Elle est également celle des multiples canaux par lesquels s'opéra un certain
glissement des structures de l'Église vers celles du siècle : c'est au dévoilement de cette facette,
méconnue en France, de la «fabrique du constitutionnalisme occidental», qu'espère ainsi contribuer
ce livre.
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