Avant de se figer comme d’autres, et peut-être plus facilement encore que d’autres, dans des attitudes satisfaites et des conduites convenues, la figure de l’honnête homme est dans son exigence d’origine, au XVIIe siècle, une figure inquiète de la culture : inquiétude vécue non pas dans les affres de la souffrance et la douleur grandiloquente des idéaux ascétiques, mais portée avec gaieté et naturel, dans la discrétion d’un détachement amusé de lui-même — bref, inquiétude ayant rang d’ironie. C’est de cette ironie qu’il est ici question, des formes qu’elle prend dans la considération des livres et des effets qu’elle produit dans leur maniement. Bousculant les habitudes et les représentations établies par l’humanisme savant de la Renaissance, revendiquant le patronage provocateur de Montaigne qui prétendait avoir « peu de pratique avec les livres », l’honnête homme construit un nouveau modèle de bibliothèque né de l’ambition de reconduire toujours le monde hiératique et autoritaire de l’écrit au monde changeant et mobile de la vie. Aussi la «bibliothèque de l’honnête homme» est-elle entendue ici dans un sens large, qui envisage les diverses voies qu’emprunte la résolution du conflit des lettres et du monde : elle est non seulement l’espace concret et arpentable des livres qu’on range sur les rayons d’une pièce désignée, qu’on classe en catégories (histoire et belles-lettres), qu’on distribue en genres (mémoires, livres de conversations, nouvelles galantes et historiques, etc.), qu’on relie de telle manière de préférence à telle autre, mais elle est aussi la métaphore des lectures idéales qu’on se prend à rêver d’être un prolongement naturel de l’entretien de vive voix — lectures menées, selon le mot de Montaigne, « par forme de conférence, non de régence », animées par la recherche d’une communication d’esprit au-delà de la transmission d’un savoir, comme un autre « art de conférer ». Bibliothèque réelle et bibliothèque imaginaire à la fois, la bibliothèque de l’honnête homme s’affirme ainsi l’expression d’un rapport au livre bien déterminé, apparu dans les bagages d’une morale aristocratique. Certes les modes et les enjeux de sa formulation évoluent à mesure que se modifient aussi, des années 1630 aux années 1730, les conditions générales de l’expérience propres à chaque génération. Mais sous la diversité des formes adoptées, de la définition d’un nouvel art de lire conçu comme art de l’écoute jusqu’à l’apparition de pratiques inédites de collection, du rapport du lecteur au rapport de l’amateur ou « curieux », ne cesse de s’affirmer et se préciser la nature esthétique de cette relation. Contre la tradition humaniste qui envisageait la bibliothèque avant tout comme un corpus, l’honnête homme en fait d’abord une question de style. J.-M. C.
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