Avec son Guzman d'Alfarache, adapté du chef-d'oeuvre de Mateo Alemán
(1599-1604) d'après la version de Sébastien Brémond (1695), Lesage prend
des risques soigneusement calculés : s'il s'aventure plus loin qu'il ne l'a jamais
fait sur le terrain des «moeurs basses», c'est en tempérant l'âpreté de son
modèle espagnol afin de ménager le goût français contemporain : suppression
annoncée dès la page de titre (laquelle équivaut à un manifeste esthétique)
des «moralités superflues», édulcoration des épisodes jugés trop crus, interpolation
de nombreuses péripéties galantes empruntées à Brémond. Le gueux
de Mateo Alemán, galérien philosophe dont le récit autodiégétique est une
longue méditation sur sa carrière de picaro, devient un «aventurier espagnol»,
figure doublement exotique par sa marginalité sociale et son appartenance
nationale, conçue comme plus divertissante qu'inquiétante ou édifiante.
Conjuguant tonalité cynique et verve plaisante, évocation du concret
et évasion dans un ailleurs consacré par une longue tradition littéraire, Lesage
ajoute un fripon de haut vol à sa galerie d'anti-héros et ce faisant fournit une
contribution originale au courant du «roman naturel» qui traverse tout notre
XVIIIe siècle, caractérisé par le recours aux realia et le rejet (ou la parodie) des
conventions du haut romanesque. Tandis que Gil Blas de Santillane, l'arriviste
heureux, préfigure les ambitieux de la Restauration, Guzman d'Alfarache et
ses exploits frauduleux annonce une production plus populaire misant sur le
pittoresque des bas-fonds et de la pègre, ce qui fait de son histoire (souvent
rééditée à l'époque romantique) un jalon essentiel dans la longue trajectoire
du roman de moeurs, et plus précisément dans la représentation des «classes
dangereuses» en littérature.
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