«Je lui aurais obéi. Je lui ai toujours obéi. Même le soir où on l'a retrouvé allongé sur le tapis chinois de son bureau, le coeur presque arrêté. Le médecin était là avant moi, il m'a chuchoté d'aller lui dire adieu parce qu'il n'arriverait pas vivant à la clinique, il allait mourir dans l'ambulance. Quand je me suis accroupi pour l'embrasser, papa m'a dit de lui servir un whisky sec, bien tassé. Ne fais pas ça, m'a dit maman, tu vas tuer ton père. Je l'ai fait quand même, toujours obéir à papa, j'ai soulevé sa tête pour qu'il soit bien à l'aise pour boire son whisky, qu'il en profite à fond, je n'avais pas lésiné sur la dose, j'ai senti les boucles de sa nuque me caresser la paume, ça faisait comme un chat dans ma main, un chat un peu lourd et qui semblait avoir froid, je lui ai demandé de ne pas mourir, pas comme ça, pas couché sur le tapis, alors il m'a dit laisse-moi finir ce putain de whisky et tu m'aideras à me relever, ne le bougez surtout pas a dit l'ambulancier, c'est mon père j'ai dit, j'ai aidé papa à se redresser, à se mettre debout, il ne tenait pas très bien sur ses jambes mais il n'est pas tombé, il s'est appuyé sur moi pour marcher jusqu'à la porte palière où attendait la civière pour l'enfourner dans l'ambulance où il devait mourir, et il n'est pas mort, ni dans l'ambulance ni à la clinique, il n'est pas mort ce soir-là, le scotch y fut peut-être pour quelque chose, c'est la preuve en tout cas qu'une fois de plus j'avais bien fait d'obéir à mon père.
Et ce livre est tout le contraire, une désobéissance.»
Des années et des années après Abraham de Brooklyn et John l'Enfer, Didier Decoin raconte enfin la vie du plus beau de ses héros, Henri Decoin, son père.
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