«Jeanne M. parle une langue amputée,
celle de ses parents. On ne nomme pas
tout du monde. La chair, sauf si elle
se mange, est imprononçable. Femme
n'existe qu'en synonyme d'épouse.
Jeanne M. lit en cachette l'encyclopédie
médicale que sa mère a achetée à un représentant.
Les descriptions, les croquis
lui donnent des frissons. Elle sent comme
une bête dans sa culotte. Ce sont les
mots, là, bannis, remuants. Elle les chuchote
devant un petit bout de miroir,
regarde ses lèvres dire ce que sa main
caresse.
Sur les photos de classe, Jeanne M. tord
un peu ses doigts, elle ne fixe jamais
l'objectif, elle baisse les yeux, esquisse
un sourire. Elle porte des chandails que
sa mère lui tricote, des vêtements qu'elle
passe à sa soeur. Jeanne M. a les cheveux
châtains. Son immense regard vert clair
lui donne un air inquiétant, mélancolique,
rêveur. À l'école, sa soeur se bat
pour elle, Jeanne M. ne se défend jamais.
Elle ne dit pas où elle a mal, ne demande
rien quand elle a faim. S'enfonce dans la
sensation.»
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