Qui a fait la formation intellectuelle des architectes de l'anéantissement? Qui furent les maîtres des médecins nazis? Dans quel bain culturel ont trempé les concepteurs de l'assassinat de masse?
Parce que les hommes sont nourris des croyances des générations qui les ont précédées, il faut procéder à une archéologie intellectuelle du désastre du siècle passé, non en épousant la fonction d'un juge ou d'un procureur (et contre qui instruire?) mais en adoptant la démarche d'un passant ordinaire.
Convaincus que la culture était synonyme de «progrès» et de «raison», nous avons occulté l'immense histoire des anti-Lumières, cette part de la culture européenne qui s'employa à faire des Juifs une question. L'imaginaire antijuif ne se limite pas à quelques figures de renom, mais imprègne l'histoire de l'Europe tout entière. Que l'antijudaïsme, mué en «antisémitisme», demeure la toile de fond de cette catastrophe, qui le contesterait? Mais cet arrière-plan n'exclut pas un environnement plus large: comment entendre les lois de Nuremberg sans référence aux statuts de limpieza de sangre du XVe siècle espagnol? Comment comprendre le basculement génocidaire de l'automne 1941 sans le corréler au programme «T4» nazi de mise à mort des malades mentaux? Les années 1880-1914 ont constitué la matrice d'une brutalisation de la société que la Grande Guerre allait exacerber par une mort de masse, qui réduisit les corps à des débris d'humanité en ravalant l'ennemi au rang de parasite.
Coupée de son terreau nourricier, l'histoire sans précédent mais non sans racines de la Shoah risque à la longue d'apparaître comme un accident dans la «marche continue du progrès». La mise en lumière de ses origines culturelles et politiques contribuera, au contraire, à ancrer cette tragédie dans le temps long de l'histoire.
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