Qu'un peuple, au-delà de tout ce qui, en son sein, est
susceptible de le diviser, puisse continuer à se reconnaître et
se ressourcer dans l'oeuvre d'un de ses poètes, le phénomène
est, on en conviendra, hélas devenu aujourd'hui assez rare.
Tel est pourtant le cas d'Érotokritos, chanson de geste
crétoise de plus de dix mille vers, écrite au début du
XVIIe siècle par Vitzentzos Cornaros, un noble d'ascendance
vénitienne, qui choisit la langue et le vers populaires pour
chanter l'amour et la vaillance, et transfuser ainsi dans ce que
Dante nommait le «vulgaire illustre» l'héritage des humanités
revivifié par la Renaissance italienne et française. Devenu,
après l'invasion ottomane, pour tous les Crétois, mais aussi,
au-delà, pour l'ensemble des Grecs, poème fondateur, au
même titre que le furent, dans l'Antiquité, l'Iliade et
l'Odyssée, repris dans une tradition orale et musicale, de
simples bergers des montagnes de Crète, aussi bien que des
compositeurs et des chanteurs contemporains de grand
renom, en psalmodient ou en chantent aujourd'hui encore
des centaines de vers par coeur. De Solomos à Séféris en
passant par Palamas, Érotokritos a exercé une influence
considérable sur la poésie et les lettres grecques jusqu'à nos
jours. S'il en est ainsi, c'est bien parce que, comme tout chef-d'oeuvre,
il atteint, dans sa singularité même, à l'universel,
dévoilant, comme a pu l'écrire Kostis Palamas, «la passion et
tout ce que le coeur humain recèle d'éternel et d'infini» avec
un art, une fraîcheur et un souffle incomparables.
Comme le dit le poète narrateur :
«Écoutez donc, et qui fut du désir un temps le serviteur,
Qu'il vienne prêter l'oreille à tout ce qui est ici consigné,
Prendre exemple et conseil, se pénétrer à fond,
D'un pur amour qui jamais ne déçoive.»
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