Eros
Ces quatre essais sur l'amour et le sexe sont de nature et d'écriture diverses : les deux premiers, destinés à la revue littéraire et philosophique de l'avant-garde berlinoise, au début du siècle, datent de la liaison avec Rilke, des deux voyages en Russie et de leur rupture : sous leur aspect analytique, ils contiennent, entre les lignes, des aveux passionnés et une défense de la forme féminine de l'amour, dont Rilke devait tenir compte, bien plus tard, dans le Malte Laurids Brigge de 1911 et dans la troisième Elégie de Duino. Le second est en réalité un traité complet, offert à Martin Buber, et une contribution à l'effort du penseur juif pour définir ce que d'autres esprits inquiets cherchaient alors, au moment où sombraient la civilisation européenne : « une sorte d'humanisme nouveau », écrira Hermann Hesse dans le Demian de 1919. Pour Lou Salomé, la femme y revendiquera sa place, sa liberté, son action spécifique, et toutes les formes d'amour s'y intègreront, y compris celles que rejetait alors un « racisme sexuel » qui n'a pas tout à fait disparu. Le dernier texte est, après son adhésion à la pensée freudienne, une somme de ce qu'elle doit à son maître - et aussi une revue des points sur lesquels Lou diffère de lui, et maintiendra toujours sa pensée propre. Ces travaux de deux décennies jalonnent donc l'évolution de sa réflexion et de sa sensibilité, qu'on ne peut en séparer ; tous portent la marque d'une personnalité dont la richesse, l'indépendance et la générosité ont paru exceptionnelles, de manière diverse, aussi bien à Nietzsche, l'ami de sa jeunesse, qu'à celui de sa maturité, Rilke, et à Freud. Dans le dernier, publié en 1917, on verra, tout à la fin, la révolte discrète et ferme de la femme contre les pulsions de mort masculines et la guerre qui les a libérées : elle proteste au nom de toutes les mères, dans tous les camps. Ce petit livre est plus et mieux encore qu'une invite à réfléchir sur la place de la sexualité dans la totalité de la vie de l'esprit, fût-ce la plus haute mystique, et sur la direction que devrait prendre la révolte de la femme contre les idéologies sexistes : c'est un auto-portrait d'une « penseuse libre » (mais non d'une libre-penseuse, car Lou est toujours restée ardemment croyante, bien qu'à l'écart de toutes les Eglises) : sa franchise et la justesse de ses vues demeurent pour nous, comme pour ses contemporains, irrésistibles.
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