Encore une nuit tranquille
« Lecture de nuit. Abidjan émerge tiède de sa lagune pesante et noire. Là-bas, Kazem est vivant. Tranquille ? Le vivant m'a confié des mots que magnétise le frôlement de la mort. Il est homme et il est poète. Il sait par sa vie d'homme et par sa fonction de poète que la rage des mots, même quand ils pleurent, rit de la mort. Mots pleins cadrés sur l'invincibilité de la vie. Mise au point. Relief. Couleurs. Ça tourne ! Tranquille !
Le poème a les contours aigus d'une eau forte et la fluidité d'une eau vive. Ce que l'homme sait et que le poète dit : frôlement de la mort. Mais ainsi vécu, ainsi cauchemardé, ainsi su, ainsi pensé, ainsi dit, il le condamne à la défaite. Frôle toujours, ma commère ! Les mots se sont échappés de ton piège et tu ne les engloutiras pas. Même quand c'est l'angoisse qui soulève le poème, le poème la chevauche et lui met le mors aux dents. Lire de la poésie n'est pas un exercice angoissant. - Tranquille !
La première mort de Kazem survient lors d'un combat mené par d'autres contre ses mots. Le jeune homme a trop parlé. Il mérite la mort. L'Iran, dont il est, hoquette de maîtres en maîtres. Les maîtres du moment le lient au poteau d'exécution : tu as trop parlé ! Les hommes en armes le visent au coeur. Feu ! C'est un simulacre imaginé pour enfanter l'angoisse et qu'elle stérilise le flux des mots. Raté. Le fusillé vivant parle toujours. Il fuit jusqu'en France dont il ne connaît pas les mots français. Il les apprend. Il les fait siens. Il leur donne chair. La chair de l'homme qui est chair et qui donne chair est destinée au frôlement dont nul n'échappe. C'est chair d'homme. Image de Dieu disent les textes. Chair de dieu. Le frôlement de la mort l'électrise, la transfigure, l'illumine, donne forme à l'éternité. Pas toujours. Parfois...
Le danseur sait comme nous tous que le présent est insaisissable et qu'il nous coule entre les doigts. Mais il ne l'accepte pas. Il suspend le temps non pas en l'immobilisant, comme on pourrait spontanément l'imaginer, mais par un mouvement, une ascension, un envol, un geste qui nous invente un présent palpable et lui donne chair. Le geste du poète, le geste du danseur interrompent la corruption de la chair. L'éternité est dans le mouvement. »
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